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Avenue Q — Au numéro 1

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Un poster humoristique de Avenue Q ©DR
Un poster humoris­tique de Avenue Q ©DR

Un musi­cal de Jeff Whity (livret), Robert Lopez et Jeff Marx (lyrics et musique)

Créa­tion
Ouver­ture sur Off-Broad­way au Vine­yard The­atre en mars 2003 et  au Gold­en The­atre sur Broad­way le 31 mars 2003.

Les chan­sons principales
It Sucks To Be Me — If You Were Gay — Pur­pose — Every­one’s A Lit­tle Bit Racist — The Inter­net Is For Porn — Mix Tape — You Can Be as Loud as the Hell You Want — Fan­tasies Come True — My Girl­friend, Who Lives in Cana­da — There’s a Fine, Fine Line — There Is Life Out­side Your Apart­ment — The More You Ruv Some­one — Schaden­freude — I Wish I Could Go Back to Col­lege — The Mon­ey Song — For Now

Le syn­op­sis
Prince­ton con­tem­ple son diplôme et se demande à quoi il va bien lui servir. Les habi­tants d’Av­enue Q, Bri­an et sa fiancée Christ­mas Eve, Kate Mon­ster, Rod et Nicky se lamentent d’avoir raté leur vie : chô­mage, céli­bat for­cé, colo­ca­tion dif­fi­cile… C’est « Gary Cole­man » (l’ac­teur prin­ci­pal de la série Arnold et Willy, ici util­isé en tant que per­son­nage), lui aus­si échoué dans ce coin défa­vorisé de New York, qui gagne la palme de la vie la plus mis­érable : ses par­ents l’ont mené à la fail­lite per­son­nelle (l’his­toire est vraie). Là-dessus, arrive Prince­ton qui cherche une loca­tion à petit bud­get sur Avenue Q. Nicky, pas très fine­ment, essaye de faire com­pren­dre à Rod que son ori­en­ta­tion sex­uelle ne lui pose pas de prob­lème. Rod, répub­li­cain et gay refoulé, nie en bloc. Prince­ton avoue à Kate qu’il ne sait pas ce qui le motive dans la vie. Quant à elle, insti­tutrice aux­il­i­aire, elle veut ouvrir sa pro­pre école spé­ciale pour les mon­stres. Prince­ton lui demande si elle est par­ente avec Trekkie Mon­ster. Kate est out­rée car elle trou­ve cette asso­ci­a­tion raciste. Tour à tour, cha­cun recon­naît être un peu raciste, ce qui ne doit pas empêch­er le respect d’autrui. Pour la pre­mière fois, Kate doit rem­plac­er le pro­fesseur prin­ci­pal. Aux anges, Kate pré­pare son cours : une leçon sur Inter­net. Mais Trekkie Mon­ster la déroute com­plète­ment quand il lui apprend que tout le monde vis­ite des sites pornographiques. Prince­ton fait une com­pi­la­tion musi­cale pour Kate. Elle y voit une déc­la­ra­tion d’amour. En fait, ce n’est pas vrai­ment le cas, mais Prince­ton n’ose pas la décevoir et l’in­vite à un con­cert de Lucy dite La-Salope. Celle dernière le drague et lui dit qu’il ne devrait pas sor­tir avec des mon­stres. Kate se fâche et se saoule avec Prince­ton. Le soir même, ils couchent ensem­ble. La même nuit, Rod rêve que Nicky lui déclare son amour. Kate et Rod pensent avoir trou­vé leur âme soeur et lais­sent éclater leur joie. Au mariage de Bri­an et Christ­mas Eve, Nicky et les autres par­lent de l’ho­mo­sex­u­al­ité évi­dente de Rod. Ce dernier con­tin­ue la mas­ca­rade en s’in­ven­tant une copine. Comme per­son­ne ne le croit, il se vexe et ren­voie Nicky de l’ap­parte­ment. Prince­ton avoue à Kate qu’il n’est pas prêt à s’en­gager avant d’avoir trou­vé un but dans la vie. Kate lui répond qu’elle ne veut plus le voir.

Prince­ton est com­plète­ment déprimé, Bri­an et les autres le sor­tent en ville, où il ren­con­tre Lucy. Ils couchent ensem­ble. De son côté, Kate analyse ses sen­ti­ments pour Prince­ton. Christ­mas Eve, psy­cho­logue, lui explique qu’il est nor­mal de ressen­tir amour et haine pour la même per­son­ne. Nicky, désor­mais SDF, et Gary recon­nais­sent que cela fait du bien par­fois de se réjouir du mal­heur des autres. Prince­ton, Kate et Nicky repensent avec nos­tal­gie au temps béni où ils étaient encore étu­di­ants. Mais il faut savoir tourn­er la page. Faisant la char­ité à Nicky, Prince­ton décou­vre qu’aider les autres pro­cure du bien-être. Peut-être est-ce là son but ? Il décide de col­lecter de l’ar­gent pour le pro­jet d’é­cole de Kate. Nicky, quant à lui, veut aider Rod en lui trou­vant un boyfriend. Un mys­térieux dona­teur four­nit l’ar­gent néces­saire, dix mil­lions de dol­lars ! Kate et Prince­ton d’un côté, Rod et Nicky de l’autre, se rabi­bochent. Pour finir, un jeunot, copie con­forme de Prince­ton au début de la pièce, arrive sur Avenue Q et ce dernier, encore tout élec­trisé par l’en­vie d’aider les autres, pro­pose de le pren­dre sous son aile pro­tec­trice. Mais le nou­veau lui répond assez sèche­ment qu’il peut bien se débrouiller tout seul. Prince­ton est dés­abusé. À la fin, une morale : sachons accepter le présent avec recul et philosophie.

Le thème
Apparem­ment, Sesame Street exerce une influ­ence très forte sur la jeunesse améri­caine, à l’in­star de notre L’Ile aux Enfants nationale qui reprend d’ailleurs de nom­breuses séquences avec les mup­pets de Jim Hen­son. Les Améri­cains gar­dent dans leur incon­scient col­lec­tif les chan­son­nettes un peu niais­es ryth­mées par l’al­pha­bet et les suites de chiffres, les bons copains qui ne se quit­tent pas d’une semelle et les mon­stres dévoreurs de gâteaux secs. Jeff Marx et Robert Lopez, les auteurs de Avenue Q, ont dû bien s’a­muser à écrire cette comédie qui par­o­die leurs sou­venirs télé de jeunesse, tout en leur ren­dant un clair hom­mage, avec par­fois un brin de nos­tal­gie pour ce temps de l’insoucience.

Pour être clair, Avenue Q n’est pas un show pour les enfants. Les références au monde des adultes sont explicites et elles inclu­ent même une scène de sexe plutôt osée entre deux mar­i­on­nettes (« don’t put your fin­ger there… ohh… put your fin­ger there! »). Le pro­gramme indique d’ailleurs que Jim Hen­son et les pro­duc­teurs de Sesame Street n’ap­por­tent aucune cau­tion au spec­ta­cle. Le décalage avec l’u­nivers des mar­i­on­nettes enfan­tines est un des moteurs humoris­tiques de la pièce. C’est comme si nos héros imag­i­naires avaient gran­di et débar­quaient dans la vie réelle. Sur scène, le mélange entre de vrais per­son­nages et les mar­i­on­net­tistes est superbe­ment réal­isé : très vite, on ne fait plus la dis­tinc­tion et les petits êtres de bourre et de poils, aux yeux figés mais expres­sifs, devi­en­nent eux-mêmes des acteurs.

Le show est une suite de con­fronta­tions entre les niais­eries opti­mistes et sim­plistes de Sesame Street et la com­plex­ité de la vie quo­ti­di­enne. Sur Sesame Street, Bert et Ernie étaient deux amis insé­para­bles qui vivaient ensem­ble sans se pos­er de ques­tion et Coock­ie Mon­ster pas­sait son temps à manger des gâteaux. Rod, Nicky et Trekkie Mon­ster sont leurs équiv­a­lents dans Avenue Q, mais tout n’est plus si idéal, puisque Rod est un trad­er appliqué et Nicky un par­fait glan­deur, donc pas vrai­ment du même cer­cle et surtout, le pre­mier espère secrète­ment une aven­ture amoureuse avec le sec­ond… Quant à Trekkie Mon­ster, il passe son temps à… se mas­turber sur Internet !

Il y a aus­si des clins d’oeil aux séquences alphabé­tiques de Sesame Street, comme par exem­ple, quand, sur des écrans plats dis­posés de part et d’autre de la scène, le mot « pur­pose » (des­sein) se trans­forme en « pro­pose » (deman­der en mariage), propul­sant Prince­ton dans des abîmes de per­plex­ité. Et alors que les mots épelés pour les enfants de la télé étaient générale­ment courts et gen­til­lets, Avenue Q dégaine un « schaden­freude », terme anglais d’o­rig­ine alle­mande à peine prononçable et sig­nifi­ant : réjouis­sance résul­tant du mal­heur des autres. Là encore, le décalage est évident.

Mais c’est surtout la par­ti­tion qui fait la réus­site de Avenue Q. Bien que les mélodies soient sim­ples et peu orig­i­nales, réduites à quelques notes par­o­di­ant les chan­son­nettes de Sesame Street, les dia­logues per­ti­nents et drôles s’en­chaî­nent de façon flu­ide avec des vari­a­tions de rythmes sur­prenantes en par­fait accord avec les textes et avec les mou­ve­ments des mar­i­on­nettes. Quelques expres­sions bien pesées sont dev­enues des clas­siques dans les con­ver­sa­tions new-yorkaises entre jeunes, comme « it sucks to be me » (je galère). Des ter­mes par­fois assez crus, habituelle­ment cen­surés sur les écrans améri­cains et rem­placés par des blancs ou des bips, peu­vent faire une bru­tale intru­sion au milieu d’une chan­son mignon­nette, déclen­chant des rires immé­di­ats dans une salle ravie d’échap­per, pour un temps, au poli­tique­ment cor­rect ambiant.

L’his­toire der­rière l’histoire
À New York, Avenue Q est devenu une sorte de mythe, le petit poucet issu de Off-Broad­way qui vient ravir trois des plus pres­tigieuses récom­pens­es des Tony Awards (meilleurs musi­cal, par­ti­tion et livret) au bull­doz­er Wicked, en 2004. Des références à l’in­con­scient col­lec­tif améri­cain, mêlés à des thèmes engagés et mod­ernes abor­dés sans con­ces­sion par une équipe jeune et tal­entueuse, font le suc­cès de Avenue Q.

Le suc­cès per­dure aujour­d’hui, trois ans après, bien que le gros de la troupe orig­i­nale soit dis­per­sé. John Tartaglia (Prince­ton) s’es­saye chez Dis­ney à faire des émis­sions enfan­tines et Stephanie D’Abruz­zo (Kate Mon­ster, nom­inée comme meilleur rôle féminin aux Tony Awards) a rejoint la troupe de l’ex­cel­lent I Love You Because sur Off-Broad­way. Par­ti égale­ment, Rick Lyon, le créa­teur des mar­i­on­nettes et du rôle de Trekkie Mon­ster sur scène. Tartaglia et D’Abruz­zo étaient devenus de sérieux mar­i­on­net­tistes au cours des ans (5 ans depuis le tout début), sous la super­vi­sion de leur col­lègue Lyon. Pour les rem­plac­er, les pro­duc­teurs ont d’abord essayé de recruter de véri­ta­bles mar­i­on­net­tistes, en les for­mant au chant et à la comédie ; c’est dire l’im­por­tance qu’ils accor­daient à l’an­i­ma­tion par­faite des pup­pets. En fait, ils se sont rapi­de­ment aperçus que l’in­verse était plus aisé. Le pre­mier à mon­tr­er la voie est Bar­rett Foa (trans­fert de Mam­ma Mia), bril­lante dou­blure de John Tartaglia et occu­pant le rôle prin­ci­pal depuis son départ fin 2004.

Avenue Q est donc désor­mais solide­ment ancré dans le panora­ma new-yorkais. Mais le show subit un échec cuisant à Las Vegas : à l’époque, la pro­duc­tion a préféré sign­er un accord d’ex­clu­siv­ité avec Steve Vynn, mil­liar­daire local, qui lui réserve une salle de 1.200 sièges dans son nou­veau casi­no (con­tre 800 au Gold­en The­ater à New York), plutôt que d’or­gan­is­er une tournée nationale, ce qui aurait été certine­ment plus con­forme à l’e­sprit démoc­rate du spec­ta­cle. À l’été 2005, John Tartaglia et Rick Lyon rem­pi­lent pour six mois ; comme dis­ait Har­vey Fier­stein, qui fait lui aus­si la reprise de Hair­spray à Las Vegas, les casi­nos sont capa­bles de promet­tre de telles sommes pour lancer les spec­ta­cles avec la troupe orig­i­nale qu’il est dif­fi­cile de refuser de s’ex­il­er dans le désert pour un temps. Mais la sauce ne prend pas pour Avenue Q. Plusieurs chan­sons sont sabrées, l’en­tracte est sup­primé, le show réduit à 90 min­utes… ce qui a pour effet de détourn­er les incon­di­tion­nels et de ne pas exercer plus d’at­trac­tion sur les autres. Le mar­ket­ing et les pub­lic rela­tions bat­tent leur plein, en vain. Le show plein de poils manque-t-il de plumes pour le pub­lic de casi­no ? Les cen­tres d’in­térêt et le sec­ond degré de Big Apple ne parvi­en­nent-ils à pass­er la Bible Belt ? Le show qui a gag­né le jack­pot à New York sera rem­placé à Las Vegas par Spa­malot (Tony Award 2005) en juin 2006.

Juin 2006 est égale­ment la date de l’ou­ver­ture de Avenue Q à Lon­dres. Quelques adap­ta­tions ont été réal­isées pour une meilleure trans­po­si­tion au con­texte anglais : Gary Cole­man dis­paraît au prof­it d’une per­son­nal­ité sim­i­laire plus médi­a­tique locale­ment (encore incon­nue à l’heure où cet arti­cle est écrit) et le jaune rem­place l’o­r­ange sur le logo du show, pour coller à la sig­nalé­tique du « tube » lon­donien plutôt que du « sub­way » new-yorkais. Reste que Avenue Q devra prou­ver que les ressorts qui ont fait sa gloire à New York sont universels.

Un seul con­seil aux lecteurs de Regard En Coulisse en Europe : fon­cez, les mup­pets ne vous pren­dront pas pour des guignols !

Ver­sion de référence
CD du Cast Orig­i­nal de Broad­way (2003)