
Ann Harada, comment avez-vous démarré votre carrière ?
J’ai grandi à Hawai, j’aimais aller voir des pièces, jouer dans les productions du lycée, mais je n’étais pas sûre de vouloir, ni de pouvoir en faire mon métier. J’ai ensuite étudié le théâtre à l’université, mais encore autrefois, je n’étais pas sûre d’avoir le talent pour être comédienne professionnelle. Après l’université, je suis venue à New York et j’ai fait un stage chez un producteur de Broadway. Durant cette année et demie, j’ai réalisé que je voulais et que je pouvais faire ce métier. En assistant aux auditions, je me suis dit : « mais je suis aussi douée que cette actrice » (rires), peut-être pas aussi douée que celle qui a obtenu le rôle, mais au moins aussi douée que certaines actrices qui travaillaient. J’ai donc commencé à auditionner, puis j’ai joué dans un musical off-Broadway [NDLR : 1,2,3,4,5 de Maury Yeston et Larry Gelbart — Lire notre interview de Maury Yeston], puis dans la pièce M. Butterfly à Broadway. Et depuis, je n’ai pas cessé de travailler.
Vous avez été révélée au public par Avenue Q…
Je suppose mais avant ça, j’étais dans l’ensemble de Seussical en 2000. Et c’est le spectacle qui m’a convaincue que je pouvais jouer dans des musicals, parce que je ne suis pas vraiment une danseuse, mais j’arrivais à me débrouiller avec les chorégraphies ! Oui, ensuite, Avenue Q m’a fait connaître auprès d’un plus grand public.
Comment avez-vous réagi quand vous avez lu le script d’Avenue Q pour la première fois ? C’était quand même une œuvre très originale.
J’ai suivi le projet depuis le début quand les auteurs se sont rencontrés au BMI Workshop et qu’ils cherchaient une comédienne d’origine asiatique pour interpréter le rôle de Christmas Eve. Un ami commun nous a présentés et c’est comme ça que je suis arrivée sur le projet, je n’ai jamais auditionné. A l’époque, la seule chose qu’ils avaient écrite pour le personnage était la chanson « Everyone’s A Little Bit Racist ». Ca a démarré comme un projet pour la télévision avant qu’ils ne décident d’en faire un musical pour la scène [lire aussi les interviews de Jeff Whitty, librettiste de Avenue Q, Robert Lopez, compositeur et lyriciste, et Anna Louizos, créatrice des décors]. Le développement s’est étalé sur trois ans avant qu’on ne commence off-Broadway. C’est un long processus, mais on apprend à se connaître durant ce temps, et les auteurs peuvent s’inspirer de vous, comme vous pouvez apporter votre propre petite touche d’humour.
Un souvenir particulier lié à Avenue Q ?
Il y en a beaucoup ! Ce projet était tellement nouveau et original, il nous faisait tellement rire, mais on se demandait s’il allait faire rire d’autres que nous, si les gens allaient se déplacer pour voir sept inconnus sur scène. Puis de le voir joué à Broadway, plébiscité par le public, ça a largement dépassé toutes nos attentes, et le spectacle se joue encore aujourd’hui off-Broadway ! Le soir où on a gagné les Tonys a été aussi très spécial car on ne s’y attendait vraiment pas. Gagner le Tony du meilleur musical devant Wicked ? Qui l’aurait cru ?
Parlez-nous du personnage de Christmas Eve ?
Certaines personnes ont du mal à la cerner, parce qu’elle a cet accent, ils pensent qu’elle n’est qu’une rigolote alors qu’au contraire, je dirais qu’elle est la personne la plus intelligente du groupe. Dire qu’on l’insulte en lui donnant un accent, c’est ridicule. Tout le monde a un accent ! (rires) Ca ne veut pas dire qu’on est bête. Et sa vision du monde est originale, réaliste et intelligente, elle est drôle, elle dit la vérité. J’aime Christmas Eve, je serai toujours Christmas Eve au fond de moi !
On vous a vue ensuite dans Les Misérables. Parlez-nous de cette expérience.
Je n’aurais jamais imaginé être dans Les Misérables [Lire notre interview de Claude-Michel Schönberg]. Il y a eu de nombreuses Eponine et Fantine, et même des Cosette, qui ont été interprétées par des actrices asiatiques, dont Lea Salonga [Lire notre interview de Lea Salonga], mais j’ai été la première à jouer Mme Thénardier. Et dans cette production [NDLR : le « revival » de 2005] Marius, Cosette et Fantine étaient asiatiques ! C’était incroyable. En tout cas, c’était un grand honneur de pouvoir interpréter un tel rôle. J’ai eu beaucoup de plaisir à le jouer. Il y a d’abord le fait de courir partout, de se changer tout le temps, c’est très ludique. Il y a aussi cet esprit de groupe : on raconte une histoire en tant qu’ensemble collectif. C’était une vraie joie. Et puis, il y a ces tableaux légendaires que tout le monde connaît. Parfois, je me disais : « je n’arrive pas à croire que je suis dans la scène de l’usine ! » (rires) J’ai adoré cette expérience.
Aujourd’hui, vous êtes Charlotte dans Cinderella. Comment voyez-vous ce personnage ?
Charlotte est naïve, parfois irritante, elle dit ce qu’elle pense, elle ne réfléchit pas, elle dit ce qu’il ne faut pas. C’est aussi ce qui la rend attachante. Le public peut apprécier son enthousiasme. Et puis, elle est à l’opposé de Cendrillon, qui elle, est parfaite et ravissante. C’est rassurant d’avoir quelqu’un comme Charlotte. Finalement, elle représente toutes les femmes qui ne sont pas Cendrillon ! Elle est mal fagotée, ses robes sont trop voyantes, son maquillage est flashy, elle en fait toujours trop. Mais à la fin du spectacle, elle en est consciente, et il y a quelque chose de charmant en ça.
Vous étiez une fan des oeuvres de Rodgers et Hammerstein ?
Evidemment ! On ne peut pas être dans le théâtre musical et ne pas les aimer. Quel que soit votre âge, les chansons de Rodgers et Hammerstein bercent votre enfance. Mes parents n’étaient pas spécialement fans de théâtre musical, mais leurs chansons étaient si populaires que tout le monde avait les albums de The Sound of Music, South Pacific, etc. Quand j’étais petite, à chaque Noël, la télé diffusait le Cinderella de Rodgers et Hammerstein. A quatre ans, mes parents m’ont mis devant la télé avec mon repas et ils m’ont dit : « Tiens, tu vas regarder ça ! » et j’ai adoré, et je l’ai regardé chaque année par la suite !
Alors, c’est un peu comme un rêve de jouer dans Cinderella…
D’autant plus que c’est comme jouer dans un nouveau spectacle car le livret est nouveau. Et c’est fou de se dire qu’en 2013, d’une certaine manière, je crée un rôle dans un Rodgers et Hammerstein, puisque le personnage n’existait pas ainsi, les soeurs des précédentes versions étaient très différentes.
Quel regard portez-vous sur les opportunités qu’ont les acteurs d’origine asiatique de jouer à Broadway ?
Je pense que la majorité du travail, pour nous, acteurs asiatiques, sera principalement dans des spectacles « asiatiques » comme Le Roi et Moi ou Miss Saigon, où il y aura un grand nombre de comédiens asiatiques regroupés ensemble. En ce qui me concerne, j’ai vraiment eu la chance de jouer des rôles qui n’étaient pas spécifiquement écrits pour des asiatiques, alors c’est qu’il y a quand même des gens ouverts à ça, mais je ne sais pas dans quelle mesure, car pour le moment, ce n’est que moi et deux ou trois autres comédiens — et non pas vingt — chaque saison, comme J. Elaine Marcos qui joue dans Annie. Je trouve ça formidable que le comédien puisse être choisi pour sa force et non pas pour son apparence. Est-ce une mode ? J’espère en tout cas que ça va continuer. Je crois que nous avons besoin d’être plus représentés, il y a si peu d’opportunités.
Quels sont les rôles que vous aimeriez jouer ?
Je pense que n’importe quelle actrice a envie de jouer les grands rôles légendaires comme Dolly [Hello, Dolly!], Mrs Lovett [Sweeney Todd] ou Mama Rose [Gypsy] mais je n’ai pas encore l’âge même si je m’en approche (rires) ! Sur Cinderella, on se disait avec mes partenaires qu’on aimerait bien faire Mame, avec Victoria Clark qui jouerait Mame, Harriet Harris serait Vera et moi, Gooch. Ce serait très drôle. Mais au final, comme tout le monde, j’aimerais créer des rôles. C’est formidable de pouvoir laisser une empreinte, de créer un personnage à partir du début. Travailler et créer. C’est le rêve de tout le monde, non ?
Cinderella se joue actuellement au Broadway Theatre.