Ananda Seethanen, vous participez actuellement à la création de Lost in the stars au Festival de Théâtre de Figeac et au Festival de Saint-Céré. Pouvez-vous nous parler de ce spectacle ?
Lost est la dernière œuvre de Kurt Weill. C’est une « tragédie musicale » écrite pour Broadway en 1949, basée sur le roman Cry, The Beloved Country, d’Alan S. Paton, écrivain et homme politique sud-africain qui milita activement contre l’apartheid. La dernière phrase est : « Mais quand se lèvera l’aurore de notre libération, celle qui nous délivrera de la peur de l’esclavage et de l’esclavage de la peur ? Cela est un secret ». Le sujet aborde la thématique forte de la différence, des peurs irrationnelles qu’elle engendre, et chante la réconciliation des races chère à ce compositeur juif qui avait vu ses partitions brûlées et avait fui l’Allemagne nazie. Au-delà du discours social et politique, Lost est, à mon sens, une fable philosophique à forte charge émotionnelle. L’œuvre est dense, éprouvante et peut, par ailleurs, donner l’impression d’une démonstration bêtement manichéenne. Mais il n’en est rien : le discours est subtil, offre de belles réflexions sur la comédie de la justice, le mensonge, le désir de liberté, l’illusion, l’espérance. Dans le même temps, elle est construite avec des respirations, des soupapes émotionnelles en quelque sorte, que le metteur en scène Olivier Desbordes a voulues comme des moments lumineux et hors du temps de douceur et d’apaisement, d’amusement aussi. Il me semble que quelle que soit la strate de l’œuvre dans laquelle il accepte de se rendre, le public trouve matière à éprouver des choses, car la mise en scène n’est jamais hermétique : elle vise à la simplicité. Et puis la musique est magnifique, tant les airs de solistes que les parties de chœur. Lost constitue le parfait « trait d’union entre les musicals et l’opéra » : on peut y entendre de grands airs typiquement classiques et des airs où soit la structure mélodique, soit l’orchestration puisent aux sources du gospel, du jazz, ou de la musique folklorique.
Weill était à la recherche d’une forme d’art qui soit à la fois savante et populaire. Lost en est, il me semble, une formidable réalisation. Et c’est une démarche qui me parle, à l’heure où beaucoup n’hésitent pas à faire leur beurre de la médiocrité…
Quel(s) personnage(s) interprétez-vous ?
J’interprète le rôle d’Irina, la fiancée d’Absalon, dont elle attend un enfant. Elle tente de le dissuader de choisir la mauvaise voie, mais il ne l’entend pas. C’est un beau personnage tragique. Et c’est une femme qui aime. Elle aime quelqu’un qui choisit de se perdre plutôt que d’accepter une petite vie à ses côtés. Olivier souhaitait que ce soit un personnage lumineux, et surtout pas une femme résignée ! Quelqu’un dont le tempérament aurait été forgé par l’âpreté de la vie et qui ne pourrait s’apitoyer sur elle-même. Je me souviens des indications qu’il me donnait quand nous avons commencé à répéter : « Tu vois ces femmes qui ont vécu des choses très dures, qui sont pauvres, mal fagotées, elles n’ont rien, elles ont tout perdu. Tout, sauf cette dignité qui fait qu’elles se tiennent droites et ça les rend belles ? Irina, c’est ça ! ».
Irina chante deux airs qui sont très différents l’un de l’autre : « Trouble Man », qui est de facture classique, assez sombre, et « Stay Well », plus léger, presque « gershwinien ». J’avais beaucoup d’appréhension en les abordant avec le chef d’orchestre, Gaspard Brécourt, car je ne suis pas mezzo soprano ; je n’ai d’ailleurs pas suivi de formation en chant lyrique : je me sentais, pour ainsi dire, « illégitime »… Gaspard a fait montre d’une bienveillance très délicate qui m’a permis de gagner peu à peu en confiance, même si la liberté qu’il m’a laissée d’emblée m’a beaucoup déstabilisée. Il m’a dit : « Tout est déjà là ! Pense juste à soutenir la fin de tes notes et laisse-toi aller ». Quand on arrive sur la pointe des pieds dans un univers dont on a tout à apprendre, ce n’est pas ce qu’on s’attend à entendre ! Mais je lui ai fait confiance : je me suis dit que si mon travail avait été mauvais, il me l’aurait signalé. Il se trouve qu’il dirige de manière très attentive et généreuse, alors on est inspiré à lui offrir le meilleur. Tout au moins j’essaie.
J’incarne aussi Madame Mkizé, la commère de service, qui fait une petite apparition, ainsi qu’une paysanne : le principe d’Olivier pour Lost était que chaque comédien incarne deux, voire trois, personnages différents, et que chaque soliste puisse aussi chanter toutes les parties de chœur (là, je passe de mezzo soprano à soprano). C’est un exercice dans lequel j’ai pris beaucoup de plaisir, car Madame Mkizé est en quelque sorte une antithèse d’Irina. Quant au chœur, j’aurais regretté de ne pas en faire partie : il est la force vive de la partition et permet de déployer une riche palette de styles et d’émotions.
Comment se déroule le travail avec Olivier Desbordes ?
Travailler avec Olivier est une expérience absolument passionnante. C’est un homme qui fait corps avec les projets qu’il entreprend, ce qui entre parfaitement en résonance avec mon mode de fonctionnement. Et puis, pour la comédienne que je suis, c’est très rassurant d’être dirigée par quelqu’un qui sait de quoi il parle, qui a une vraie vision personnelle de l’œuvre qu’il veut partager, et qui vous prend par la main pour vous emmener là où il sait que vous trouverez de quoi épanouir un personnage. C’est un directeur d’acteur très fin ; il sait tourner les bonnes clés, susciter des images propres à faire naître spontanément dans l’imaginaire les éléments qui vont comme par enchantement jeter les bases du personnage. Une fois les bases établies, il laisse mûrir. Mais tout part toujours de la première lecture à plat du texte et de ce que le comédien y a mis… ou pas. Il propose, à partir de là, un chemin, mais refuse totalement d’être dans le psychologique : il exhorte à essayer le texte dans le corps et l’espace d’abord. C’est quelqu’un qui sait ce qu’il ne veut pas ! Il est beaucoup dans l’énergie, et dès que le comédien lui propose quelque chose qui lui plaît, il rebondit immédiatement, comme si chaque idée en générait une autre, qui en générait elle-même une autre : il me fait l’effet d’un cerveau en constante effervescence ! Même dans ses temps de pause, on devine qu’une idée est encore en train de germer, ce qui rend le travail vivifiant. La passivité n’existe pas avec lui : tout est actif, réactif, créatif… Et j’aime beaucoup ça ! Le regarder travailler sur des scènes avec d’autres comédiens de la troupe a été aussi particulièrement jouissif : ce fut une belle leçon de théâtre. L’expérience a été d’autant plus enrichissante qu’il s’est fait assister pour ce projet par Sandrine Montcoudiol, elle-même comédienne, chanteuse et metteur en scène. Cette collaboration a tout de suite fonctionné comme une évidence : ils ont su développer une délicieuse complémentarité qui a été largement bénéfique à toute la troupe.
Justement, parlez-nous de cette troupe…
Je vais sans doute tomber dans le sentimentalisme en disant que c’est une troupe très attachante… Mais j’assume ce sentimentalisme ! J’ai rarement passé autant de temps en quasi autarcie avec des partenaires de scène. Or, c’est comme ça que fonctionne l’Opéra Eclaté : la création se fait autant que possible sur le site du Théâtre de l’Usine à Saint-Céré, où nous répétons ensemble, mangeons ensemble, logeons ensemble, nous divertissons ensemble… Cela crée des liens ! Certains membres de la troupe viennent du théâtre, d’autres de l’opéra, ou de la comédie musicale, certains sont des récidivistes de l’Opéra Eclaté. Nous avons même une comédienne-chanteuse qui est cascadeuse et dont les talents sont mis à profit dans le spectacle. C’est une petite troupe au regard du livret et de la partition (nous ne sommes que douze sur scène), mais étrangement, j’ai la sensation qu’il ne lui manque rien. Chacun, aussi dissemblable qu’il soit de l’autre — immense, petit, fin, imposant, blanc, noir, métissé… — chanteur lyrique ou pas, a su trouver sa juste place. Ce choix de comédiens aux « physiques disparates » était d’ailleurs une volonté affichée d’Olivier : pour que l’ensemble puisse constituer « un échantillon de ce qu’est notre humanité ». Cela rend la chose très émouvante sur scène car il se dégage de cette troupe une bouleversante unité. Je ne m’en étais pas rendu compte avant d’avoir visionné les photos du spectacle, et j’ai été très surprise de découvrir que certaines scènes ressemblaient à des tableaux de maîtres ! Le travail de Patrice Gouron sur les lumières est tout en clair-obscur, ce qui permet de mettre en relief les moments lumineux, comme des fulgurances. Et les recherches de Jean-Michel Angays sur les costumes donnent parfois le sentiment d’être dans un film en technicolor… Bref, je pourrais être intarissable au sujet de cette troupe mais je suis juste émerveillée par ce qu’elle a réussi à créer : au-delà de la puissance symbolique de Lost qu’elle sert avec humilité, une douce simplicité qui rayonne avec force… Cela est peut-être aussi dû au fait que l’œuvre est émotionnellement très intense. Si vous avez la chance d’entendre le très charismatique Jean-Loup Pagésy, qui incarne le rôle phare de Stephen Kumalo, chanter « O Tixo, Tixo help me ! », vous découvrirez comment un homme seul peut faire fondre une porte de prison !
Que vous apporte cette expérience ?
Tout ce que je viens de dire et bien plus encore ! En fait, cela correspond à une aventure que je rêvais secrètement de vivre depuis longtemps sans trop oser y croire : « toucher » modestement au lyrique, avec tout le respect et l’admiration que j’ai pour le travail des chanteurs lyriques, dont la discipline est, à mon sens, autrement plus exigeante techniquement que celle que s’imposent les chanteurs de comédie musicale, ne serait-ce que parce qu’à l’opéra, il n’y a pas de micro, et que la voix doit pouvoir passer par-dessus un orchestre toujours plus fort en nombre, donc en volume, pour aller atteindre le spectateur assis au dernier rang ! J’ai l’air d’établir un jugement de valeur, et ce n’est pas le cas. La comédie musicale et l’univers du lyrique sont deux mondes distincts qui ne sont, selon moi, simplement pas comparables : ils font appel à des aptitudes distinctes et produisent des effets distincts. C’est peut-être pour cela qu’ils s’interpénètrent rarement. Et c’est sans doute pour cela que j’aime Lost : ce n’est pas un opéra au sens strict du terme, mais la partition est « lyricisante », si toutefois ce mot existe ; c’était l’œuvre idéale pour réaliser ce rêve !
Lors de votre premier entretien avec Regard en coulisse, vous disiez « ne pas être taillée » pour les comédies musicales… Après sept ans de réflexion, qu’avez-vous appris de ce genre ?
Je dirais que les comédies musicales ont fini par me tailler ! Pour parler plus sérieusement, je me souviens très bien du contexte dans lequel j’ai dit cela il y a sept ans : je découvrais à peine le genre, et il me paraissait très étrange, car il y avait quelque chose de très artificiel pour moi, qui venais du théâtre pur, dans le fait qu’un comédien s’arrête tout à coup de jouer sa scène pour chanter une chanson. Je reconnais que c’est réducteur, mais c’est la façon dont je le percevais à l’époque. Il y avait un cloisonnement naturel entre l’univers du théâtre et celui de la chanson. Et moi, je voulais soit jouer la comédie, soit faire des concerts avec des musiciens. Un des exercices que je m’étais imposé pour tenter de comprendre ce qu’était la comédie musicale a été de regarder Les parapluies de Cherbourg, qui faisaient référence aux yeux des connaisseurs, en essayant de me défaire de tous mes a priori : ça a été un supplice ! Que s’est-il passé depuis ? Et bien, hormis le fait qu’à quelques exceptions près, je n’ai joué que dans des comédies musicales depuis 5 ans (Le Roi Lion, Hair, Hairspray, Swinging Life, Another Road, Ginger Circus, 80 jours), je suis passée par la case Broadway/West End, et j’ai pris de grosses claques ! Je me suis peu à peu laissée prendre par ces histoires qui se jouent, se chantent et se dansent, en réalisant qu’il n’y avait pas vraiment de rupture entre une chanson et une scène, que l’une pouvait faire évoluer l’autre, ou que la danse pouvait merveilleusement servir un propos qui venait juste de s’énoncer dans une scène parlée. J’ai même découvert qu’on pouvait chanter en effectuant des chorégraphies très dynamiques, ou en manipulant une marionnette encombrante dans une course poursuite effrénée ! Pour en revenir à Lost, et cela me paraît une belle définition du genre que je reprends volontiers à mon compte, voici ce que Weill souhaitait : « (ce qui m’intéresserait) c’est une sorte de comédie musicale dramatique, une histoire simple captivante, racontée dans une langue musicale où les textes parlés et chantés sont tellement unis que le chant intervient tout naturellement au moment où l’émotion du mot parlé atteint le point où la musique doit prendre le relais. » Je rajouterai que s’il y a du contenu (j’aime que l’art m’enseigne des choses sur le monde qui m’entoure), alors ça peut ressembler à un genre parfait !
Vous retournez à vos premières amours en proposant, parallèlement à Lost in the stars, un concert solo. Que va-t-on y découvrir ?
En fait de concert, il s’agit plutôt d’un récital dans lequel alternent textes parlés et chansons. Je l’ai défini comme une « incursion poétique dans la musique noire américaine », et je tiens à ce sous-titre car il s’agit vraiment d’une incursion : je n’ai pas la prétention de donner une idée exhaustive de la musique noire américaine, j’offre plutôt la parole à différentes figures emblématiques de la culture afro américaine, fictives (comme Kounta Kinté par exemple, le héros du roman de Alex Haley, Racines) aussi bien que réelles (Emett Till, Bessie Smith, Rosa Parks…) pour qu’elles puissent raconter leurs petites histoires, lesquelles s’enracinent inévitablement dans la grande Histoire, depuis l’esclavage jusqu’au Mouvement pour les Droits Civiques. Ces textes que j’ai écrits en puisant dans des sources littéraires ou historiques viennent illustrer ou être illustrés, c’est selon, par un répertoire de standards du gospel, du blues, du jazz et de la soul. Et j’ai la chance d’être accompagnée au piano (également au chant et au sens de la répartie) par Jan Stümke, rencontré sur Swinging Life. Ce récital est en quelque sorte une commande d’Olivier Desbordes suite à l’audition que j’ai passée pour Lost. J’avais présenté le célèbre discours de Martin Luther King en guise de monologue et conclu par un gospel. Une fois qu’il m’a choisie pour le rôle d’Irina, il m’a demandé si je pouvais proposer quelque chose dont le titre serait I Have A Dream et qui « parlerait de musique noire américaine » ! J’aurais été idiote de refuser, car même si je savais que cela allait nécessiter un travail de recherche considérable, j’ai vu là l’occasion de poser enfin la première pierre d’un spectacle que j’ai envie d’écrire depuis longtemps, autour du jazz…
Des projets pour la rentrée ?
Eh bien, Lost in the stars entamera une tournée nationale à partir du mois d’octobre à l’Opéra de Rennes. A partir d’octobre également, Swinging Life sillonnera les routes de France. D’autres projets sont en attente qui se préciseront en temps voulu. Mais la priorité ira surtout à la finalisation de mon album, que j’ai commencé il y a plus d’un an, et auquel je suis toujours très frustrée de ne pouvoir consacrer le temps qu’il faudrait. On peut parler d’un accouchement laborieux ! Là encore, j’assume, car il est toujours douloureux de renoncer à des projets passionnants pour lesquels on vous a fait confiance et qu’on finit par faire siens, au profit de projets plus personnels, même si c’est à ces derniers qu’on tient le plus…