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Alain Marcel — Leçon de théâtre

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Alain Marcel — Leçon de théâtre
Alain Mar­cel © Jacque­line Chambord

Com­ment vous est venue l’idée de ce pro­jet ? Est-il né d’une fas­ci­na­tion pour Sarah Bernhardt ?
Pas du tout ! Cela m’est venu d’une manière très pra­tique. Quand j’ai com­mencé à mon­ter des comédies musi­cales à Paris, des pro­duc­teurs privés me demandaient tou­jours — et à mon avis pour de mau­vais­es raisons — : « Qu’est-ce que vous avez envie de faire vous-même ? ». Comme je met­tais en scène des spec­ta­cles assez impor­tants, je me suis dit que ce serait bien d’avoir dans mon escar­celle le pro­jet d’un spec­ta­cle d’époque, large, lourd, éventuelle­ment cher, avec du monde sur scène, avec des pos­si­bil­ités de décor… J’avais envie d’un « bio­mu­si­cal », sur un thème très français, mais ne lais­sant pas indif­férent les Anglo-sax­ons, dans l’éven­tu­al­ité de l’ex­porter ensuite dans ces pays-là.

A l’époque, j’é­tais en con­tact avec Yan­nick Bel­lon, une met­teuse en scène fémin­iste avec qui j’avais écrit et joué dans deux films. Yan­nick m’a fait ren­con­tr­er l’u­nivers fémin­iste parisien et je suiv­ais les pub­li­ca­tions des Edi­tions des Femmes, qui se trou­vaient rue de Seine. Un jour, je vois en vit­rine les mémoires de Sarah Bern­hardt. J’ig­no­rais totale­ment l’ex­is­tence de ces écrits. J’au­rais pu le savoir, mais Sarah Bern­hardt était per­sona non gra­ta dans le type d’é­tudes théâ­trales que j’avais faites. Pour moi qui avais fait le Con­ser­va­toire comme comé­di­en, l’idée courait que c’é­tait une vieille ringarde.
J’é­tais d’au­tant plus intrigué que je ne voy­ais pas ce qu’il y avait de fémin­iste dans son par­cours pour qu’elle soit pub­liée par ces édi­tions. Je me suis donc jeté sur ce livre. A l’époque, j’é­tais en tournée avec les Péda­los [NDLR : Essayez donc nos péda­los, spec­ta­cle écrit, com­posé et co-inter­prété par Alain Mar­cel à la fin des années 70] et je lisais dans le bus toute la journée. J’ai tout de suite été fasciné par l’écri­t­ure, qui est mag­nifique, et par l’ex­trav­a­gance du personnage.
Ce bouquin me parais­sait telle­ment cor­re­spon­dre aux paramètres que je m’é­tais don­nés, que je me suis dit que lorsque des pro­duc­teurs de comédie musi­cale m’in­ter­rogeraient sur mes créa­tions futures, avec une pos­si­ble car­rière anglo-sax­onne, je leur pro­poserais Sarah Bern­hardt, the musi­cal. Mais à ce moment-là, j’ai com­pris que ces pro­duc­teurs me pro­po­saient en réal­ité de mon­ter ce que eux avaient envie de mon­ter. Ils n’é­taient pas du tout dans l’op­tique d’une écoute du risque pris sur une créa­tion. J’ai donc rangé ça dans un coin de ma tête, j’ai pris quelques notes et au bout de vingt ans, j’avais une chemise avec quelques idées.

C’est l’aven­ture d’Aziz et Mamadou [NDRL : Le Paris d’Az­iz et Mamadou, comédie musi­cale écrite, com­posée et mise en scène par Alain Mar­cel à l’Opéra Bastille en 2004] qui m’a décidé à m’y remet­tre. Des pro­duc­teurs s’in­téres­saient à ce spec­ta­cle mais quand ils voy­aient qu’il fal­lait un min­i­mum de onze à treize per­son­nes, ils me dis­aient « Mais vous êtes fous ! On n’est pas à Broad­way ! ». Ce n’é­tait pour­tant qu’un spec­ta­cle avec six cos­tumes, cinq musi­ciens, et une pos­si­bil­ité de plateau totale­ment dénudé…
Comme je voulais absol­u­ment faire une créa­tion, je me suis dit alors qu’il fal­lait aller à l’in­fin­i­ment petit et ce pro­jet Sarah Bern­hardt m’a sem­blé idéal. J’avais com­mencé à imag­in­er l’his­toire d’un homme qui n’ar­rivait pas à mon­ter un immense spec­ta­cle sur Sarah Bern­hardt et qui, du coup, nous le racon­tait par le truche­ment d’un tout petit spec­ta­cle… Et ça a donc don­né cette sauce : un pro­jet de comédie musi­cale, et plus pré­cisé­ment un « bio­mu­si­cal », qui puisse intéress­er les Anglo-sax­ons, et qui par­le de l’in­fais­abil­ité d’un spec­ta­cle musical !
Jérôme est venu voir Aziz et Mamadou et a souhaité qu’on tra­vaille ensem­ble, je lui ai pro­posé ce pro­jet. Au départ, j’avais des for­mules à un, deux ou trois per­son­nages. De con­cert, on a choisi la for­mule à un personnage.

Com­ment êtes-vous venu à cette forme de nar­ra­tion très inédite ?
C’est venu petit à petit. Je suis par­ti dans deux direc­tions. J’ai com­mencé d’un côté à tra­vailler sur des scènes par­lées. Je savais dès le départ que j’avais un nar­ra­teur mas­culin qui par­lait pour lui-même, mais qui présen­tait aus­si les autres et qui par­lait à leur place.
C’est une chose qui était don­née dès le départ et qui remonte à mon tra­vail avec Antoine Vitez au Con­ser­va­toire. J’avais trou­vé pro­fondé­ment nova­teurs ces travaux qu’on avait faits avec lui sur le fait de trans­former en théâtre des objets textuels non théâ­traux. On avait tra­vail­lé sur des arti­cles de jour­naux, sur des romans. J’avais acquis à l’époque la con­vic­tion que tout texte est théâ­tral : une fable, un poème, une thèse académique…
Je m’é­tais dit que je voulais procéder en sens inverse : au lieu de ren­dre théâ­tral un texte non théâ­tral, j’al­lais écrire un texte non théâ­tral pour le ren­dre théâ­tral moi-même ! Donc, je savais déjà ce que je voulais faire du côté parlé.
Et je m’imag­i­nais qu’en­tre ces scènes par­lées allaient se gref­fer, comme dans un musi­cal tra­di­tion­nel, des grandes struc­tures chan­tées, soit dia­loguées, soit mono­loguées, soit en sit­u­a­tion, soit en regard sur la sit­u­a­tion. Je pen­sais vrai­ment à l’époque que ce spec­ta­cle serait une alter­nance de par­lé et de chan­té. Et comme j’aime beau­coup dans le musi­cal anglo-sax­on le sys­tème de l’un­der­scor­ing, à savoir des thèmes qui relient les scènes, je pen­sais bien que j’al­lais tra­vailler sur l’un­der­scor­ing… mais d’une manière beau­coup moins dévelop­pée et sys­té­ma­tique que ce qu’on a effec­tive­ment fait.

J’ai com­mencé à écrire des scènes, des chan­sons. J’ai écrit « Fleur de Lait », « Plaire », « Pour l’amour du théâtre »… qui étaient cha­cun des morceaux de plus de six min­utes de chant pur. Et quand je me suis ren­du compte à quel point je racon­tais peu l’his­toire de Sarah Bern­hardt, je me suis dit que j’é­tais très mal ! J’ai réal­isé que mon pro­pos était trop long.
Comme j’avais trente scènes prévues, j’ai coupé en deux et je me suis donc dit que j’al­lais dévelop­per deux par­ties. Mais là, nou­veau prob­lème ! Je me rends compte à nou­veau que dès que je racon­tais l’his­toire, on était dans des scènes par­lées. Dès qu’on chan­tait, l’his­toire n’a­vançait plus vrai­ment. Il fal­lait que je trou­ve une for­mule où l’his­toire avance tout en ayant notre nar­ra­teur qui n’ar­rête pas de par­ler, ni de chanter. Il s’est alors imposé qu’il fal­lait entremêler les choses. C’est sur « Fleur de Lait » que l’on a trou­vé la solu­tion. Ce qui au départ était une chan­son a été démem­bré, découpé, relié par des saynètes, de la musique, des arrêts de musique… C’est comme ça qu’on a trou­vé le principe que j’ai essayé de garder sur toutes les scènes.

Vous avez écrit, com­posé et mis en scène. Lorsque vous tra­vaillez, suiv­ez-vous une méthodolo­gie pré­cise ou plutôt votre instinct ? A moins que chaque pro­jet ne soit dif­férent dans son approche ?
Chaque pro­jet est dif­férent, mais je suis très struc­turé à l’in­térieur d’un pro­jet. Je fais d’abord un très gros tra­vail de pré­pa­ra­tion, puis de sédi­men­ta­tion de cette pré­pa­ra­tion, puis un tra­vail de construction.
Si on regarde mon pre­mier plan détail­lé, qui con­tient des notes, des idées de lyrics, de sit­u­a­tions de scène, on se ren­dra compte que ce que j’ai pon­du il y a trois ans est extrême­ment proche du spectacle.
Ensuite, quand j’at­taque une nou­velle scène, je fais tou­jours un déroulé — sur une à deux pages selon la com­plex­ité de la scène — où je racon­te pré­cisé­ment ce qu’il se passe, com­ment tout s’en­chaîne. Si on lit mes déroulés, on ver­ra aus­si que c’est extrême­ment proche du résul­tat final. J’écris tou­jours trop volon­taire­ment, de manière à ce que l’on dégraisse ensuite.
Puis j’ap­porte le matériel musi­cal à Damien [NDR : Damien Roche, pianiste et arrangeur du spec­ta­cle] qui s’en empare et lui trou­ve sa couleur pianis­tique et à ce moment-là, on fait une espèce de « mon­tage », dans le sens ciné­matographique du terme : de l’edit­ing. On met des choses bout à bout et on trou­ve le rythme et le sens en coupant-col­lant. On essaie tou­jours d’y laiss­er une con­struc­tion, une struc­ture, une évo­lu­tion du sens et de la musique. C’est un soupesage constant…

Quelles ont été vos influ­ences musi­cales pour ce spectacle ?
Générale­ment, je m’a­muse tou­jours à faire des chan­sons tirant vers la var­iété, mais là, dès le départ, je savais que je pour­rais pas m’en sor­tir en faisant par exem­ple une par­o­die de tan­go, de fox-trot ou de rock ! Dans Aziz et Mamadou, il y avait un faux rap, une java… J’aime bien jouer sur les par­o­dies, mais là je savais que ce n’é­tait pas pos­si­ble. J’ai vu tout de suite qu’il fail­lait un univers har­monique et musi­cal un peu sophis­tiqué. Avec Damien, on a donc tra­vail­lé sur ces har­monies pour essay­er de créer un pont entre l’u­nivers de Scott Joplin, du jazz et du rag et celui de Rav­el, Debussy et Fau­ré. J’ai aus­si util­isé les accords de six­ième et neu­vième qui sont très peu « var­iéti­sants » mais qu’on trou­vait régulière­ment dans la musique de scène jusque dans les années 20, jusqu’à Kurt Weill par exem­ple, pour essay­er de créer une jonc­tion entre la comédie musi­cale, le jazz et l’e­sprit des com­pos­i­teurs français de la fin du siè­cle. Ce qui est amu­sant, c’est que ce n’est pas du tout l’u­nivers musi­cal de Sarah Bern­hardt. Elle n’a pas tra­vail­lé avec les Mod­ernistes comme Rav­el ou Debussy, mais plutôt avec les Par­nassiens, les académiques comme Gounod.
Après, selon les scènes, on s’est aus­si amusé avec d’autres univers. Pour la scène de Lon­dres, j’ai fait inter­venir le vieux musi­cal anglais. A New York, j’ai ramené les atmo­sphères rag, par exemple…

Vous avez écrit ce spec­ta­cle spé­ci­fique­ment pour Jérôme Pradon. Quels sont les avan­tages et les incon­vénients d’écrire pour une per­son­ne en particulier ? 
Il y a surtout des avan­tages ! Les seuls incon­vénients que l’on peut ren­con­tr­er sont les lim­ites des per­son­nes pour qui on écrit. En matière de comédie musi­cale par­lée chan­tée, quand on écrit pour un excel­lent chanteur qui est un acteur moyen, on sait qu’on ne peut pas se per­me­t­tre cer­taines choses. Et vice-versa !
Avec Jérôme, ce qui est très agréable, c’est qu’il n’y a pas de lim­ite sur le plan musi­cal. Il n’y a aucune com­plex­ité qui puisse lui faire peur : on peut écrire une chan­son sur deux octaves, on peut met­tre des com­plex­ités ryth­miques, harmoniques.
Après, le pari était que Jérôme ren­tre dans ma propo­si­tion : celle du grand nom­bre de per­son­nages à jouer. Ce procédé de nar­ra­tion est beau­coup moins évi­dent que ça en a l’air. Et il ne faut pas tomber dans le piège de faire des « voix ». S’il s’agis­sait de ça, on engagerait Yves Lecoq ou Lau­rent Ger­ra ! Il s’ag­it d’un vrai tra­vail théâ­tral de comé­di­en, plus com­plexe que ce qu’on demande ordi­naire­ment aux gens de jouer dans ce qu’on appelle le théâtre musi­cal de diver­tisse­ment. On leur demande de jouer des per­son­nages, pas de pren­dre en charge un nar­ra­teur, de dire des didas­calies… J’ai fait le pari que Jérôme allait ren­tr­er dans cette propo­si­tion et que ça allait l’a­muser. En écrivant ce spec­ta­cle, je ne me suis jamais dit : « ne fais pas ça car ce n’est pas pour ton inter­prète », ni musi­cale­ment, ni textuelle­ment, ni théâtralement.
Ensuite, quand on tra­vaille à l’élab­o­ra­tion des scènes, je n’ar­rive pas avec un matériel figé, qui doit s’im­pos­er aux gens, comme le font sou­vent les Anglo-sax­ons où le matériel est très béton­né en amont et où on attend des codes de jeu très pré­cis des comé­di­ens. Pour nous, c’é­tait plutôt un va-et-vient, un ping-pong entre le met­teur en scène, le con­cep­teur et les inter­prètes. Donc, c’est dou­ble­ment du cousu main, parce que c’est d’abord écrit pour eux, et ça s’est ensuite élaboré avec eux.