

C’est la première fois que vous produisez un spectacle, racontez-nous comment cette aventure a commencé.
Alain Boublil : Il y a beaucoup de premières fois sur ce spectacle. C’est la première fois qu’on travaille avec un compositeur qui n’est pas Claude-Michel. C’est aussi la première fois qu’on collabore ensemble sur un « book musical », en opposition à un tout chanté, ce qui veut dire que l’on écrit les dialogues, en plus d’écrire le livret. Pour nous, c’est un challenge énorme.
Il y a deux ans, quand on a eu une oeuvre qui ressemblait à quelque chose, on a commencé à se demander ce qu’on allait faire de ce projet. On ne savait pas exactement dans quelle direction aller : si on allait le commencer en France ou en Angleterre… On n’allait certainement pas le faire à Broadway puisqu’on a compris que ce n’était pas une très bonne idée d’y commencer des spectacles après notre aventure passée [NDRL : l’échec de The Pirate Queen la saison dernière].
Jonathan Kent, le metteur en scène et l’adaptateur du livret anglais, s’est vu offrir la saison au Haymarket Theatre où on lui a proposé d’y monter trois pièces. Quand il a accepté, son premier réflexe a été de nous proposer que Marguerite soit sa troisième pièce et le pic de la saison.
On a tout de suite dit oui mais là s’est posée la question du financement car le Haymarket ne mettait qu’un quart du budget. Cela faisait un moment que je pensais que, pour protéger ce spectacle « from the page to the stage », de la page à la scène, il fallait qu’on se mouille encore plus et donc qu’on le produise et qu’on en prenne toute la responsabilité.
Il fallait donc trouver le reste du capital, et surtout faire tout le travail : mettre en place l’équipe de création, l’aspect contractuel, juridique, le casting… tout ce qu’on faisait déjà partiellement avant lorsqu’on travaillait avec un producteur, qui était en plus le meilleur du monde [NDRL : Cameron Mackintosh qui a produit Les Misérables et Miss Saigon].
On s’est aperçus qu’on avait pas mal appris avec lui pendant de nombreuses années.
Et puis, il y a une partie de l’activité de producteur qu’on a toujours assumée.
Depuis Les Misérables, on a toujours eu un contrôle sur nos oeuvres, ce qui est très inhabituel dans le monde anglo-saxon, et c’est lié au fait qu’en France, on était producteurs de disques, on avait une activité et une habitude du personnel. Ce n’est pas énorme par rapport à des spectacles comme Marguerite, mais ce n’était pas rien non plus.
Cela s’est donc fait petit à petit et pour des raisons purement artistiques… et qui ne doivent rien vous laisser imaginer pour la suite car on ne sait absolument pas si c’est quelque chose qu’on aura envie de refaire à l’avenir !
Claude-Michel Schönberg : Pour être franc, au départ, on était déjà en train de faire The Pirate Queen aux Etats-Unis et donc produire représentait un surplus de travail. Mais on s’est dit que la seule façon d’avoir le spectacle dont on rêvait était d’en devenir les producteurs pour éviter toute possibilité d’en changer la nature. En termes financiers, être producteur, c’est le meilleur moyen du monde de paumer son pognon en quelques minutes ! Donc, c’est vraiment pour des raisons artistiques, pour protéger notre vision du spectacle qu’on a décidé d’en être les producteurs.
Alain Boublil : Et puis, on avait une relation tellement privilégiée avec Jonathan qu’on devait aussi le protéger d’influences extérieures qui l’auraient obligé à ne pas faire ce qu’il voulait. On s’était mis d’accord sur tout, quasiment deux ans en amont. On a fait deux workshops pour ce spectacle, chose qu’on n’avait jamais faite auparavant. On l’a retravaillé, on l’a peaufiné avant même qu’on imagine que ce spectacle aille se jouer quelque part. Tous ces éléments ont fait qu’après le deuxième workshop, on était prêts, et ce n’était plus le moment pour que quelqu’un nous dise comment il fallait faire.
On savait qu’il fallait que ça ressemble à un film sur scène. On savait qu’on était inspirés par les photos de Doisneau, le cinéma de Renoir. On savait aussi qu’on ne voulait pas qu’il ressemble aux Misérables, à Miss Saigon ou à Martin Guerre, qu’on voulait nous-mêmes se renouveler, se « challenger ». Il n’y avait pas d’autre choix. Il y a des fois où l’on doit voler de ses propres ailes.
Comment avez-vous rencontré Michel Legrand et comment est né ce projet ?
Alain Boublil : Par le biais de Marie [NDLR : Zamora, chanteuse et comédienne, épouse d’Alain Boublil].
Quand Michel a écouté un jour la version des Parapluies de Cherbourg que Marie a faite sur son album, il a demandé à la rencontrer tout de suite. Ils se sont vus, ils se sont plus, et Michel a invité Marie à participer à ses concerts. Elle est partie avec lui en tournée dans le monde. Un jour, il a dit à Marie : « je veux écrire une comédie musicale pour vous, et évidemment, c’est un projet que je ne peux faire qu’avec Alain. »
Je l’ai rencontré et je lui ai dit que je travaillais avec Claude-Michel depuis longtemps et que ça me semblait un peu compliqué de changer d’équipe aujourd’hui.
Mais Claude-Michel m’a dit : « Tu devrais travailler avec lui car Michel est le seul compositeur que j’admire au point que ça ne me semblerait pas une trahison. »
On n’était plus dans le schéma du mari trompé… J’ai donc commencé à travailler avec Michel, on a cherché des idées, on tournait autour du pot, on avait un début de quelque chose mais rien de concluant.
Un jour, Claude-Michel me dit : « Pour moi, Marie c’est Marguerite Gautier, si vous devez écrire quelque chose pour elle, c’est ce type de personnage. » Et il a tout à fait raison. Elle a cette impulsivité, cette façon de brûler la vie…
Claude-Michel Schönberg : Je l’avais vue au Théâtre Sylvia Montfort où elle incarnait magnifiquement le rôle d’une cantatrice dans les Nouvelles de Sicile de Pirandello.
Alain Boublil : A partir de là, il y a des démons qui nous occupent, comme l’idée d’écrire une pièce qui se passerait durant la Seconde Guerre Mondiale, qui nous permette de dénoncer l’horreur de cette époque, la collaboration, la complicité, la cruauté…
Après avoir commencé à travailler, la fusion entre la période des années noires de la collaboration et cette histoire semblait aussi évidente que la fusion entre la guerre du Vietnam et Mme Butterfly [NDLR : pour Miss Saigon]. On a donc commencé à écrire quelques chansons avec Michel ainsi que le début d’un script… tout à fait insatisfaisant. J’avais déjà la certitude que ça ne pouvait pas être un musical entièrement chanté car le sujet était trop sérieux. J’en ai parlé à Claude-Michel qui était d’accord avec moi. Je lui ai alors proposé de se joindre au projet, même s’il n’écrivait pas la musique. Il a accepté, on s’est remis au travail, on a reconstruit le scénario, on a commencé à écrire les dialogues, on a multiplié les nouveaux sujets de chansons et très naturellement, la pièce est devenue un book musical… qu’on espère du niveau des book musicals qu’on admire.
Claude-Michel Schönberg : La première fois qu’on s’est rencontrés avec Michel, il nous a dit : « Moi, je ne peux travailler que quand on est tous ensemble ! »
Alain Boublil : De deux on est passé à une équipe de trois. Il est soi-disant difficile de travailler avec Michel Legrand… Moi, je n’ai jamais eu aucun problème avec lui, Marie non plus. Je l’ai présenté à Claude-Michel et ils se sont entendus immédiatement. On a eu une relation formidable.
Marie a ensuite enregistré toutes les maquettes en français. Quand on a décidé que Marguerite serait un book musical et qu’on a eu ce projet de saison au Haymarket, Marie s’est dit qu’elle n’était pas prête à jouer tous ces dialogues en anglais. On a décidé d’appeler Ruthie Henshall. Jonathan Kent nous a parlé de Julian Ovenden. On les a vus tous les deux à New York quand on y était pour The Pirate Queen… et on n’a jamais vu personne d’autre pour ces rôles.
Maintenant, on travaille d’arrache-pied sur la production de ce spectacle dans d’autres pays et en particulier en France. On a déjà quelques possibilités et quelques idées pour que Marie puisse enfin jouer le rôle qui a été écrit pour elle.
Vous disiez plus tôt que ce spectacle est particulier. Dans quelle mesure l’est-il ?
Alain Boublil : D’un point de vue pragmatique, c’est un spectacle où il y a quinze personnes sur scène. Les Misérables en a 27, Saigon en avait 34. Marguerite a douze musiciens, Les Misérables a commencé avec 24, et Saigon un tiers de plus. Le théâtre a 874 places et nous, on n’a jamais fait de spectacles dans des théâtres qui avaient moins de 1 200 — 1 300 places voire même 2 000 comme le Drury Lane.
Claude-Michel Schönberg : En dehors de ça, c’est surtout son contenu qui est particulier. On ne suit pas toutes les recettes du spectacle. Il n’y a pas le fameux moment comique qui vient relâcher la tension. On a tout écrit pour servir notre sujet. Il y a des scènes de dialogue qui sont très violentes, non pas tant dans les actes que dans les mots et les situations.
On a énormément travaillé sur la structure et la forme de ce spectacle. Ce qui nous a toujours gênés dans beaucoup de « book musicals » qu’on a vus, c’est la façon dont la musique arrive dans l’action. On a fait très attention à la façon dont les scènes s’enchaînaient et à l’équilibre entre les dialogues et la musique. Les premières réactions de spectateurs sur Internet sont très intéressantes. Certains écrivent qu’on ne sait pas si on assiste à une pièce de théâtre en musique ou si c’est un drame chanté. Mais ce qu’ils sentent c’est que c’est très différent de ce qui se présente actuellement.
Et puis le sujet du spectacle est sérieux et donne à réfléchir, au-delà de l’histoire d’amour. La question qui se pose quand on voit ce spectacle est de savoir ce qu’on aurait fait si on avait été jeunes à cette époque-là.
Alain Boublil : C’est un spectacle assez viscéral car il adresse une période de l’humanité où l’homme n’est plus un homme. Et en même temps, c’est une des soirées les plus romantiques qui soit présentée dans un théâtre. La force de cette histoire, c’est que malgré le désespoir, la fin est porteuse d’espoir dans le fait qu’une femme comme Marguerite ait pu connaître pendant trois mois de sa vie cette forme de bonheur et de rédemption.
Avez-vous d’autres projets en préparation ?
Alain Boublil : On n’a aucun projet en préparation en tant que producteurs et il n’est pas dit qu’on en ait d’autres. Marguerite est un projet nouveau, qui a un titre inconnu, qui n’est pas tiré d’un film, qui n’est pas une compilation de chansons et qui n’a pas été casté à la télévision [NDRL : comme cela se fait beaucoup actuellement à Londres et à New York].
C’est donc un sujet qu’il faut bâtir de zéro, et notre petite notoriété en Angleterre ne suffit pas du tout. Il faut qu’on réhabitue les gens à venir voir un spectacle de ce genre-là, à en parler et à en parler à leurs amis. On dépend totalement du bouche à oreille, des critiques et de ce qui va se passer ces jours-ci.
On a réussi à attirer avec nous en tant que co-investisseur un énorme groupe japonais et on leur a demandé de s’engager avant même que le spectacle ne soit créé à Londres afin de pouvoir le monter à Tokyo ensuite. On commencera à répéter à Tokyo en janvier de l’année prochaine, donc c’est déjà très avancé.
On est également en négociations depuis près de deux ans avec des gens très respectables en France.
On a aussi la chance d’avoir Bob Boyett [NDLR : producteur de Broadway] qui s’est associé avec nous en échange des droits de la création américaine.
On a de la chance d’avoir réussi à intéresser des gens de cette importance dans le projet original, ce qui fait qu’on a de bons espoirs du côté de Marguerite… ce qui ne nous empêchera pas de retourner à l’écriture d’un nouveau projet ensemble, dès qu’on aura une autre idée.
Est-ce que vous envisageriez de remonter Les Misérables à Paris ?
Alain Boublil : Bien entendu mais pour l’instant, il n’y a aucune possibilité que ça puisse se faire sauf si on envisage de ramener Les Misérables « where it belongs », c’est-à-dire dans une salle de 4 000 ou 5 000 places comme le Palais des Sports où le spectacle a été créé.
Economiquement, l’idée de le faire dans une salle dite « normale » est totalement impossible. Le succès extraordinaire qu’on a eu en 1991, où on a joué neuf mois d’affilée dont sept pleins à 100 %, n’a pas suffi pour faire la saison suivante. Or, Les Misérables, c’est à la deuxième saison qu’on amortit.
Cette expérience de 1991 est un paradoxe, car c’était un formidable succès qui ne s’est relâché qu’au bout du septième mois. C’est là qu’on s’est demandés ce qu’on allait faire. L’été arrivait, la location pour septembre était ouverte, et on n’avait pas de réservations, puisque ce n’est pas dans la tradition française de réserver autant à l’avance.
En tout cas, il y aura en 2009–2010 une tournée mondiale des Misérables, en anglais, avec sur-titres. Ce spectacle passera par la France et il y a une clause d’exclusivité : Les Misérables ne pourra pas se faire à nouveau en français avant que cette tournée ne soit passée.
Claude-Michel Schönberg : C’est dommage de penser que Les Misérables va revenir en France mais en anglais…
Alain Boublil : En revanche, cet été à Québec, il y a une nouvelle version française.
Claude-Michel Schönberg : Et puis, cet été, il y aura également, mais en anglais, la version donnée par le Hollywood Bowl Orchestra [NDRL : avec une distribution prestigieuse incluant Brian Stokes Mitchell, Rosie O’Donnell, Lea Michele, John Lloyd Young…]. Ricky Martin [NDLR : qui a joué Marius à Broadway] voulait le faire mais il n’était pas libre !
Alain Boublil : J’avais rencontré Rosie O’Donnell sur le plateau de son émission télé. Elle m’avait confié que le rêve de sa vie était de jouer Mme Thénardier !
Et qu’envisagez-vous pour The Pirate Queen ?
Claude-Michel Schönberg : Il y a une production qui va commencer au Japon en fin d’année prochaine…
Alain Boublil : … avec nos producteurs japonais des Misérables et de Miss Saigon. Saigon reprend d’ailleurs cet été, ce sera donc une année très japonaise pour nous !